Le corps pictural

Exposition de Julien Boily et Myriam Tousignant, 30 janvier au 7 mars 2009
acrylique et huile sur bois, sérigraphie, médiums mixtes, 2006
crédit photo : Steve Leroux

Quelle est la gêne du peintre devant l’image à faire? Quelle est son hésitation? Les couleurs sont pourtant bien à leur place, chacune dans leur tube. Les pinceaux sont sur la table, empêtrés dans la térébenthine ou dans leur étui. Un seul en suspend, attendant l’impulsion fatale, le recoupement nerveux, de l’œil jusqu’à la main qui actualisera la vision du peintre en une image – picturale – nouvelle. Mais quelque chose alourdit le regard de l’artiste, quelque chose comme la présence d’un savoir imagier plié dans son regard et qui l’empêcherait de rapporter directement ce qu’il perçoit du visible. Comme si le médium du peintre, matière colorée appliquée sur un support, était lié résolument à son histoire. Comme si peindre voulait dire peindre avec et par l’histoire.

À cet égard, les œuvres picturales de Julien Boily et Myriam Tousignant présentent des similitudes qui nous permettent de les analyser conjointement comme les témoins d’une posture que nous adoptons culturellement devant les images qui nous sont contemporaines. En effet, par l’entremise d’une peinture figurative, Boily et Tousignant représentent la figure humaine en empruntant librement à différents genres et styles de la peinture classique. Les œuvres de Julien Boily représentent généralement le corps humain dans son intégralité, le plus souvent nu et affublé de quelques ornements qui le rendent parfois risible. Avec ses membres légèrement disproportionnés et par ses poses amorphes, le corps devient un objet démystifié, un mannequin (morcelable) qui porte la vie comme il revêt indifféremment les accessoires vestimentaires dont on le pare. Ces accessoires font allusions à différentes époques sans pourtant nous permettre de les situer avec précision, lorsqu’ils ne sont pas simplement ratures ou amas de matière. Le fond noir, sur lequel il flotte littéralement, confine le corps à une indétermination spatiale et temporelle comme à une éternelle suspension dans les marges de l’histoire. Plus de linéarité nous permettant d’y construire une narration mais une image ouverte à tous les temps, comme tramée par différents temps, qui lui confère toute son étrangeté.

Pour sa part, Myriam Tousignant utilise le portrait pour représenter la figure humaine. Ce genre connu fut très populaire dans la peinture classique. L’art du peintre consistait alors à saisir avec subtilité les différents aspects de l’individualité d’une personne. Chez Tousignant, le portrait est davantage traité en extériorité en tant que représentation. Les biffures et les giclées de couleur qui maculent les portraits, de même que les portions de visage littéralement oblitérées, sont moins des indices nous permettant d’accéder à l’intériorité du sujet qu’une charge contre leur historicité même; moins une manière de nous plonger dans un temps historique révolu qu’une façon de nous ramener à leur actualité plastique. De sorte que le sujet de l’œuvre n’est plus le personnage historique au destin mortifère mais l’artiste procédant à leur décapitation et leur lacération. En ce sens, les œuvres de Tousignant possèdent des qualités autoréflexives se rapprochant davantage de l’autoportrait que du portrait.

Si la peinture moderne se définit par la rupture qu’elle établit avec le passé, les œuvres de Boily et Tousignant semblent adopter une attitude tout à fait postmoderne. En effet, la scission entre le passé et le présent, qui distingue ce qui est moderne de ce qui est classique ne prévaut plus ici. La figure humaine est représentée à travers différents genres et styles picturaux de l’histoire, pillant sciemment à différentes sources en vue de produire du nouveau de leur amalgame. Comme si l’attitude postmoderne avait intégré la dichotomie passé/présent en un rythme dialectique créateur où le passé rencontre le présent en vue d’établir de nouvelles correspondances.

La peinture de Boily et de Tousignant nous présente ces liens, donne à voir les multiples couches (historiques et plastiques) qui composent chaque image. En résulte une peinture davantage processuelle qui vise rien de moins que la mise en relation de références et le schéma résiduel de ses bonds temporels. Dans cette perspective, l’image picturale postmoderne nous donne à voir le déplacement qui s’est opéré dans notre regard : d’une peinture illusionniste à une peinture concrète; du sujet peint au sujet peignant; d’une image contextuelle (située dans une époque) à une image intemporelle et par cela singulière. L’image picturale postmoderne est ce déplacement. En ce sens, les œuvres de Boily et Tousignant nous donnent à voir, à travers la représentation du corps figuré, le corps même du pictural, à savoir la profondeur d’un médium dont la plasticité est indissolublement lié à son historicité.

Jean-Philippe Roy, coordonateur à la programation